« Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Ce précepte célèbre de Maurice Denis, Pédrono l’a certainement fait sien car toutes ses œuvres en témoignent d’évidence ; avant d’être une rue de Londres, une place de Paris ou un immeuble de New York, ces tableaux sont en effet d’abord et « essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». De plus, cette planéité des surfaces à peindre, Pédrono ne cherche pas à la faire oublier par une figuration qui en creuserait les deux dimensions par une troisième, fictive, celle du trompe l’œil. Au contraire, ici, la planéité de l’image serait même plutôt, si je puis dire, soulignée. D’autant plus soulignée qu’elle l’est dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire d’un trait. Ou plus exactement d’une multitude de traits ; eux qui barrent en totalité, verticalement ou obliquement, chacune des dernières images peintes par cet artiste.
Images barrées donc, mais comme on pourrait le dire aussi d’une rue, pour empêcher le passage. D’ailleurs Pédrono l’avoue volontiers : « je n’ai pas envie que l’on rentre dans mes toiles ». Grilles obstructives donc, mais aussi grilles de lecture, à travers laquelle se lit/lie l’opposition habituellement irréductible Fond/Forme. Car en peinture, c’est du fond, plus exactement de la maculation du fond-peinture – de la tache donc - que naissent les formes. Et cet artiste qui a longtemps travaillé sur le « décollement » entre l’apparence peinte et la réalité de la peinture, ne se prive pas de nous le rappeler à chacune de ses dernières œuvres....
Ainsi, dans la carotte d’un bureau de tabac parisien, ou dans une boîte aux lettres londonienne ou bien encore dans un bus à impérial, le rouge pur qui les constitue sert, bien sûr, de support pour le code nécessaire à la lecture de ces représentations. Mais il sert aussi de signe-tache qui, éclaboussant largement et étrangement le reste de la mise en scène, ne fait en somme que re-marquer, par sa matérialité peinte même, les liens que formes et fonds ont, en fait, déjà tissé à travers le fascié de l’ensemble de l’image, peinte elle aussi. Sans autre recherche de vraisemblance donc (juxtaposition de plans, échelles différentes etc.... sont en effet fréquents dans la construction de ces images), ni d’autres relations métaphoriques d’ailleurs (par exemple : la couleur noire qui explose comme une queue de comète à l’arrière de ce taxi londonien n’est en aucune manière métaphore de la vitesse du véhicule) que celles qui indiquent que c’est bien de la tache, de la maculation, de la trace du pinceau donc – que s’origine la magie de la (re)présentation artistique.
Et là encore Pédrono nous le signifie doublement lorsqu’il donne à voir les surfaces fasciées de certaines de ses dernières œuvres non plus unies, mais en zones répétitives et dégradées, comme si la représentation entière était brossée par un immense pinceau, (énorme) touche après (énorme) touche. Car bien sûr il ne s’agit pas là d’une impression mais d’un effet voulu et complètement maîtrisé par l’artiste. Pour ce faire il utilise un objet curieux (une sorte de grand peigne donc chaque dent serait constituée par un pinceau) dont le passage sur l’ensemble de la surface peinte non seulement procure cette impression de traces laissées par une immense brosse, mais aussi scelle définitivement la réconciliation entre Forme et Fond.
Alors bien sûr, ce jeu subtil entre couleurs, matières, gestes, formes et fond, pourrait très bien se poursuivre jusqu’aux jeux gratuits permis par l’art complètement abstrait. Seulement fortement enraciné au fond de lui, Pédrono possède un besoin irréductible de communiquer, de communiquer du sens, malgré l’apparence occlusive de ses images. Et ce besoin, seule la représentation figurative, avec toute la richesse de ses codes, est capable de le satisfaire.
Et ce n’est certes pas un hasard si les dernières œuvres de cet artiste-citadin ne représentent plus que des scènes de rues avec leur grouillement de vie quotidienne. Car s’il est bien connu que nos mégalopoles modernes sont des lieux où la « communication » de masse est la plus aisée (dans la Forme), on sait aussi que pour beaucoup, la « communication » réelle (dans le Fond) peut y être des plus difficiles.
Sinon, lorsqu’on est peintre comme Pédrono, par le truchement magique de la peinture, Formes et fond liés...
Francis Parent, critique d’art, membre de l’AICA
Paris, Décembre 1986